lundi 5 février 2018

Les Arnaud, Jean Proal (Denoël, 1941)






De Jean Proal, ouvrez n’importe quel livre à n’importe quel page et, partout, vous retrouverez les mêmes qualités et lignes de forces. Quels que soient le sujet, les personnages ou le lieu de l’action, la narration dégage toujours la même puissance et la même tension qui sont chez lui plus que des marques de fabrique : un véritable ADN littéraire. Jean Proal fait en effet partie de ces écrivains qui touchent le lecteur au plus profond de son être parce qu'ils ne cessent de creuser les deux ou trois mêmes obsessions, dans son cas les plus universelles et les plus humaines que l’on puisse envisager : la solitude, le temps et la mort. Des éléments fondamentaux - sortes de « nombres premiers » permettant tourtes les combinaisons possibles - qui ne font probablement qu’une seule et même blessure en nous, mal dont nul ne guérit. Jean Proal cherche donc à les faire entrer dans le cœur de ses personnages, mais aussi dans la « personnalité » de l’environnement naturel (animal, végétal, minéral) dont ils font partie. Grâce à cette concentration des grandes questions de l’existence à chaque instant du récit, l’intensité dramatique revêt un niveau que l’on retrouve chez peu d’écrivains, a fortiori dans le cadre d’un roman (cet effet de condensation semblant plus fréquent en poésie qu’en prose). A ce titre, une seule phrase du livre résume à nos yeux parfaitement le style de l’auteur et la fausse simplicité de tous ses livres : « vivre - simplement vivre, respirer, infime lambeau de chair aux crocs de la montagne - » (p 20). Oui, l’œuvre de Jean Proal vise le cœur des choses et des êtres, et touche l’essentiel. 

Les Arnaud raconte la naissance et la mort d’un hameau de montagne en même temps que la vie d’un homme pour qui l’annonce de la construction d’une route, là où il n’y avait que chemins et sentiers, est vécue comme une malédiction insupportable : celle de l’irruption de la modernité dans un monde jusque-là régi par des règles ancestrales. Solitaire s’il en est, malgré femme, enfant et quelques voisins qui l’un après l’autre décident d’aller vivre dans la vallée pour y mener une vie moins dure[1], le personnage principal refuse de voir s’effondrer ses croyances en des lois qu’il pensait immuables pour les avoir toujours connues ou fantasmées. Jean Proal excelle ici à montrer combien la force des choses et des illusions est invincible et combien l’humain, a fortiori dans sa « déclinaison » masculine, s’épuise en vain à essayer de contester ce qui le dépasse alors même que cette lutte accélère surtout ce qui le brise de l’intérieur. Marquée par le seau de la fatalité, la logique des ouvrages de Jean Proal est donc implacable parce que c’est le principe même de la vie qui s’y applique : le temps est à l’œuvre dans chaque action, pensée, geste, émotion, processus de destruction aggravé par les forces primaires qui nous habitent (la colère, la haine, la jalousie, la peur…), le tout sans aucune échappatoire possible (ou, à la rigueur, la folie…).

Ce combat incessant contre la solitude, le temps et la mort étant perdu d’avance, l’atmosphère de ce livre, mais aussi de Bagarres, De sel et de cendre et bien d’autres livres de Jean Proal, est « naturellement » tragique : les êtres comme les paysages sont condamnés à la perte de l’être aimé, à leur fin ou aux ruines. D’où, à la lecture, une impression de sécheresse extrême et une sensation de dénuement total que vient de plus renforcer une langue concrète et même physiologique : l’humain est d’abord un corps - ses mains, ses yeux, ses jambes, sa tête, ses oreilles… - avant d’être une créature capable de toucher, voir, se déplacer, réfléchir, entendre… Cette noirceur absolue et ce caractère exceptionnellement brut de l’écriture de Jean Proal font d’ailleurs sûrement partie des éléments qui expliquent son relatif insuccès. Pour beaucoup, il est en effet probable qu’il écrit de façon trop désespérée et trop rude. Pour nous, c’est tout le contraire : cette économie de moyens exceptionnelle et si personnelle constitue la richesse et la spécificité même de l’écriture de Jean Proal qui n’a peut-être d’égale que le haïku. Mais Jean Proal réussit le tour de force de tenir ce parti pris radical sur la longueur d’un roman, véritable prouesse technique et artistique que manquent ceux pour qui seule la profusion est synonyme de richesse. Pour autant, cette écriture « à l’os » - sans le moindre gras - ne peut être qualifiée de minimaliste ou de formaliste (ce qui explique aussi pourquoi la critique puis l’histoire littéraire n’ont pas su et ne savent toujours pas où le placer, préférant voir en Proal un simple imitateur de Giono qu’il n’est pas[2]) parce que, chez lui, les idées procèdent du corps et de la matérialité de la vie. Son écriture est seulement d’une cohérence parfaite : elle ne dit pas un mot de trop, à l’image du peu de paroles que prononcent ceux qu’elle met en scène. Et de la personnalité de Jean Proal…

PS : Pour plus de renseignements sur la vie et l'œuvre de Jean Proal, consulter le site de l'association Les Amis de Jean Proal (http://www.jeanproal.org).



[1] Sans prononcer le terme, Les Arnaud est donc aussi – et de façon archétypale – le roman d’un phénomène de déplacement et d’abandon que les géographes désignent sous le nom de « déperchement ».
[2] Baroque en diable, Giono fait « décoller » la langue quand Proal la maintient à « hauteur d’homme » pour reprendre le titre de son deuxième roman publié. Et si le paysage et le lexique de certains de leurs livres sont effectivement identiques (village, vallée, montagne, vent, crête, ravin, hameau, rivière, neige, récolte, troupeau, combe, vallon, rocher, champ…), leurs univers sont très différents et ne suffisent pas à en faire des écrivains semblables, sinon au prix d’une simplification erronée et malhonnête.

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