Voici la perle rare littéraire
par excellence : aussi exceptionnelle sur le plan de la qualité que sur
celui de la quantité puisque l’ouvrage, initialement paru en 1891, n’a jamais
été distribué en librairie, n’a jamais fait l’objet d’un dépôt légal, a
totalement disparu des circuits littéraires jusqu’en 1966 (date à laquelle
Pascal Pia « réveille » son existence dans un article à La Quinzaine littéraire), n’a que cinq
exemplaires originaux connus (appartenant tous à des particuliers) et n’a trouvé
rééditeur que vingt-cinq après sa redécouverte, soit exactement cent ans après
sa première parution.
Et, comme par miracle ou tout du
moins par enchantement, ces mystères liés à la réception du livre sont à
l’image de celui qui entoure l’identité de l’auteur : le pseudonyme de (Princesse)
Sapho a en effet résisté aux attaques combinées de deux grands maîtres ès
enquête littéraire et démystification - Pascal Pia et Jean-Jacques Lefrère
– dont on retrouve les textes passionnants dans cette nouvelle édition de 2008
qui comprend en outre une excellente postface de Julian Rios.
Pour ce qui est du contenu de ce
parfait OLNI (objet littéraire non identifié), il s’agit peut-être bien de la
plus « hénaurme » attaque en règle – et du plus beau foutage de
gueule – jamais été tentée dans la littérature française à l’encontre de toutes
les formes du pouvoir. On est ici en plein festival d’imprévisibilité, d’exagération
et de blasphème en tous genres, à faire passer Sade pour un rabat-joie et un
petit joueur tant il manque d’humour et d’imagination à côté de cette Sapho.
Chaque page s’avère en effet un vrai jeu de massacre contre le bon sens et le
bon goût, les bonnes manières et la bonne société, les bons sentiments et le Bien
à un point tel que seul Jean-Louis Costes cent ans plus tard et dans un autre
registre artistique (la « performance ») semble avoir pu rivaliser en
matière de renversement total des valeurs et de dérèglement complet des sens. Tout
y (tré)passe : Dieu, la morale, l’amour, les femmes, les hommes, la
famille, les enfants, l’art, les politiciens, le monde des affaires, la
science, et même le genre, la sexualité, le corps humain… Bref, un véritable délire
grand-guignolesque et un feu d’artifice aux couleurs du néant et ce, d’autant
plus que Le Tutu (ah, quel
titre !) déborde de trouvailles langagières, aussi bien au niveau des mots
(grâce notamment à de multiples néologismes : hommier, diamétrer,
branle-basser, maboulique, etc.) que des images ou des idées (on flirte même par
moments avec le roman d’anticipation, comme avec le prémonitoire train
ultra-rapide reliant Paris et Lyon).
Cet ouvrage occupe donc une place
à part dans l’histoire littéraire, mais Sapho s’avère désormais un auteur
indispensable, sorte de chaînon manquant entre Lautréamont et Alfred Jarry
(ici, la « merderie » annonce le « Merdre » d’Ubu). Car Le Tutu est bien le roman ultime de
l’entropie fin de siècle : plus
encore qu’A rebours de Huysmans, il
atteint le point culminant de la veine décadente en même temps qu’il l’éteint,
énonçant si justement : « ici, on ne fait que dévivre. »
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