vendredi 19 octobre 2012

Suicide, Edouard Levé (P.O.L., 2008)


Froid dans le dos. 

C’est immanquablement l’expression qui me vient à l’esprit chaque fois que je pense à ce livre et plus particulièrement à sa dernière partie, sublime suite de courts tercets dont la simplicité n’a d’égale que la noirceur : toutes deux absolues dans leur manière de converger vers le gouffre à venir.

Leur auteur ne pouvait aller plus loin tant sa logique d’écriture y rejoint celle de sa vie dans une cohérence nécessairement implacable. Après cela, il ne reste plus [rien de possible] que le suicide.  

Dont acte.

jeudi 18 octobre 2012

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman (1981, Actes Sud)




Dix pages seulement mais peut-être les plus définitives qu’il m’ait été donné de lire. Et qui, inlassablement, me renvoient à cette question : comment un désespoir aussi absolu est-il convertible en une beauté aussi éclatante ? L'écriture semble agir comme une pierre philosophale entre les vases communicants de l'être et du papier.

jeudi 20 septembre 2012

L’Equarrissage, Lorette Nobécourt (Mille et une nuits, 2001)



 
Souvenir de lecture déjà ancien mais intact. Comme miraculeusement préservé par la force de l’œuvre qui constitua une sorte de déclic vis-à-vis de la littérature contemporaine, face à la sidération que, oui, ce soit possible d’écrire (comme) ça, aujourd’hui, en langue française. Qu’un homme ou une femme (dans ce cas) en soit capable. Et qu’elle ait le courage (ou la folie) de le donner à lire à autrui.

Œuvre d’un engagement total de l’être dans son écriture, de l’écriture dans la vie. Œuvre sans précédent, sans ressemblance avec grand-chose d’autre. Comme le dit parfaitement Jean-Luc Douin : " Il faut la lire, tout simplement, parce qu'elle honore la littérature française."

mardi 18 septembre 2012

Nous étions jeunes et insouciants, Laurent Fignon (Grasset, 2009)




Je n’ai jamais cru à la « grande littérature » (pas plus qu’à la « grande musique » ou au grand Art…) et n’ai jamais souscrit à la figure du « grantécrivain » : j’aime les livres qu’on ne voit pas venir et qui font mal mais permettent d’accéder enfin à soi, définition même du cyclisme selon Laurent Fignon : « Les hommes, à vélo, ressemblent toujours à ce qu’ils sont : on ne triche jamais bien longtemps. Le vélo est ce par quoi l’homme se trouve et se prouve. Il dévoile des travers, des richesses, divulgue des appétits immenses. Rien à voir avec la gloire : parlons plutôt de plénitude. Le vélo donne à toucher le fond de nos âmes. »

Un homme qui a vécu – et arrêté – le cyclisme en poète : à la fois jeune et épuisé. Comprenne qui lira.

dimanche 9 septembre 2012

Lourdes, lentes…, André Hardellet (Pauvert, 1974)


Relisant ce livre m’apparaît soudain l’étonnante logique cachée qui nous fait aimer non pas un livre plutôt qu’un autre mais un livre en ce qu’il parle à un autre ou plusieurs, et par ce qu’ils ont en commun (et peu importe la chronologie, ici règnent l’anachronisme et la vérité des entrailles). Les textes qui nous marquent semblent en effet se répondre et s’unir dans l’écho général  de nos obsessions. Et dans le cas de ce livre inclassable d’André Hardellet, ni poème en prose ni conte érotique en même temps que les deux, me saute aux yeux, à l’esprit et surtout au cœur une triple parenté qui concerne deux livres déjà traités dans ce blog.

La relation la plus évidente est l’échange sombre et profond qui unit Lourdes, lentes… à La Nuit, le jour et toutes les autres nuits (1978) de Michel Audiard. On y retrouve en effet un même triangle d’or composé de l’attraction de l’amour physique, de l’omniprésence de la mort au sein de la vie et du caractère cru et entier de la langue écrite. Au point que l’on se demande si le secret de la beauté pourtant unique de ces deux textes ne provient pas de ce qu’ils font de ces trois éléments un seul et même point central : inattaquable car trois fois plus fort, plus résistant.

A l’inverse de ce lien évident et continu, un paragraphe étrange - comme inattendu dans le texte, peut-être le seul dans ce cas d’ailleurs - nous fait immanquablement penser à Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc d’Eugen Herrigel. Le voici, on l’en croirait même tout droit sorti : « Je suis l’archer Zen dont la flèche se détache à l’instant précis où lui-même, l’arc, le trait, le vent, l’aile de l’oiseau qui passe, la lumière du jour et jusqu’au rayon d’une étoile morte depuis des siècles, tombent d’accord pour que le but soit atteint. »

Enfin, la seconde partie de Lourdes, lentes… tourne autour de Londres quand elle ne s’y déroule pas. Et quand on la rapproche de l’éloge du rêve et de la rêverie qui traverse le texte depuis ses premières lignes, on ne peut s’empêcher de penser au fameux voyage imaginaire que fait Des Esseintes, le héros d’A Rebours de Huysmans, dans un pub anglais de Paris.

Notre voyage à nous s’arrête ici mais l’on se prend heureusement à penser que c’est le seul livre d’Hardellet que nous ayons lu à ce jour. A la manière dont Jules Renard écrivait dans son Journal : « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux. » A suivre donc…

lundi 20 août 2012

Alcyon, Pierre Herbart (Gallimard, 1945)


Une fois encore (le hasard, décidément, n’existerait-il pas en matière de goût littéraire ?), le format de la longue nouvelle ou du court roman a produit tout son effet sur moi comme s’il s’agissait pour mes yeux de lecteur d’une durée parfaite, une sorte de distance reine à la manière du 400 mètres en athlétisme, course qui est encore du sprint et déjà de l’endurance : un tour de piste qui nécessite tous les talents puisque la plus longue distance pendant laquelle un humain peut courir à pleine vitesse du début à la fin sans réfléchir ni s’économiser, c’est-à-dire se confronter à l’inhumain. Et c’est, d’une certaine manière, comme s’il en allait de même avec l’écrivain qui s’attaque à ce tour de force littéraire du texte hors normes classiques.  

A ce genre en soi qui ne peut être réduit en français à un seul mot, Joseph Conrad – plus qu’aucun autre - a su donner ses lettres de noblesse et ce, dans une langue anglaise qui lui décerne le titre de novella. La figure tutélaire de Joseph Conrad plane d’ailleurs au-dessus de cet ouvrage comme elle irrigue son contenu, aussi bien au niveau des techniques narratives (ruptures chronologiques, changements de narrateurs…) que de l’atmosphère générale (personnages principaux exclusivement masculins, omniprésence de la mer, dérive humaine sur les rives de la folie…).

On ne trouve en effet ici que des personnages (re)couverts de mystères et se vouant à un échec qu’ils semblent appeler de leurs vœux sans que l’on sache pourquoi. C’est en fait comme s’ils avaient un vide au cœur et, à ce titre, la noyade rôde dans ces pages comme une métaphore constante au point d’imprégner le récit d’un sentiment d’aspiration vers le fond, de cercle vicieux au sens propre car rendu concret par l’image de l’eau qui, comme un tourbillon, une spirale, éloigne de la surface pour rejoindre le néant.

Histoire sans la moindre femme ou presque, et c’est peut-être là une des clés de l’impasse dans laquelle tous ces hommes ne cessent de vouloir aller. Jusqu’au bout. Que ce soit par la solitude, la guerre ou la folie. Lesquelles ne sont d’ailleurs peut-être que trois formes différentes d’une seule et même chose : la tentation de la mort, l’irrésistible appel du néant au sein de chaque existence. Ainsi, à chaque ligne de ce grand texte bref, le crépuscule de la vie pointe comme l’ultime horizon à atteindre.

mercredi 16 mai 2012

Journal d'un morphinomane, anonyme (Allia, 1997)



Il est rare de lire un testament rédigé sur quinze ans (1880-1894) : c’est pourtant le cas de ce livre, carnet intime tenu par un médecin pendant sa [vio]lente descente aux enfers - si le terme n’était pas tant galvaudé. Témoignage d’autant plus intéressant que, si ce manuscrit n’était pas destiné à la publication, son auteur avait par ailleurs des qualités littéraires et des velléités dans le genre (un roman sur la Cochinchine où il réside) que la morphine va aider à anéantir.

Loin de toute vision hallucinée et/ou sublime, il s’agit ici de l’histoire d’une quête impossible, du récit d’un homme qui ne cesse d’échouer dans son unique entreprise : arrêter de s’autodétruire. A la fois victime et bourreau de lui-même, le morphinomane assiste en effet impuissant à son délabrement physique et mental : le tout au point d’en devenir pathétique, c’est-à-dire tragique et ridicule, tant la morphine lui fait voir des lueurs d’espoir quand il s’enfonce un peu plus dans ses sables mouvants. Et comble de l’ironie : l’auteur a commencé à en prendre pour avoir lu qu’elle soulageait les maux qui le gênaient...

La lecture de cette incroyable expérience produit un tel effet de sidération que l’on aimerait juste en savoir un peu plus sur sa vie « parallèle » - enfin ce qu’il pouvait en rester -, non pas pour expliquer son addiction mais pour mieux la comprendre. Le médecin et ami qui a récupéré et publié le manuscrit en 1896 dans les Archives d’anthropologie criminelle (revue fondée par Alexandre Lacassagne) a « malheureusement » procédé à de nombreuses coupes puisque le journal s’étirait au total sur vingt-quatre années. Reste à savoir où peut bien se trouver le manuscrit...

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PS : Pour conclure, un remerciement à Philippe Artières, l'homme par qui ce texte est parvenu jusqu'à nous, merveilleux découvreur de textes supposés mineurs - mais ô combien magistraux – de non professionnels de l'écriture issus des plus bas-fonds de la société. Voir sa bibliographie absolument étincelante où fourmillent les perles rares…