lundi 21 novembre 2011

La Rage, Jacques Panijel (Minuit, 1948)



Ce livre relève plus pour moi de la curiosité exceptionnelle que de la perle rare au sens où je l’entends dans ce blog. Pour preuve : le fait que je n’ai pas réussi à le lire dans son intégralité, sautant quelques-unes de ses 635 pages, les chapitres et les personnages défilant à un rythme effréné sans forcément de liens entre eux. Ce livre dévaste en effet tout sur son passage à un point tel que l'on ne sait plus trop parfois où l'on se trouve ni où l'auteur veut nous emmener. La fin en queue de poisson est à ce titre archétypale et plus qu’étrange : symbolisée par une phrase de dialogue non achevée, sans ponction finale, comme si Jacques Panijel avait pris un parti plus que radical pour ne pas conclure au risque de donner l’impression que l’édition avait souffert d’une erreur d’impression ou que mon exemplaire avait été amputé d’une page. 

Malgré cela, La Rage reste un objet littéraire absolument fascinant et unique en son genre mais lequel : roman de la Résistance, récit autobiographique ou pamphlet politique ? Un peu des trois sûrement et de bien d’autres à coups sûrs... En outre, comme le nombre de pages, le plan de l’ouvrage en quatre parties (Prostrés, Paroles, Agir, Vivre) traduit cette ambition (démesurée ?) et une vision du monde désespérée qui renvoie dos-à-dos le blah blah des gens sans histoires et des hommes de pouvoir, mais aussi des intellectuels et des révolutionnaires. Avant même la première ligne, tout est peut-être déjà dit dans l'épigraphe : « Merde, partout ici, est un mot grave et même un mot sacré. »

La Rage est un livre dangereux, gorgé de fulgurances, de phrases terribles, assassines, définitives, utilisant une langue d’une grande modernité, y compris pour le lecteur de 2011. Un texte à la langue crue, directe qui ne prend pas de gant avec la médiocrité humaine en général et française en particulier, comme un long et cruel exercice de lucidité s’appliquant non seulement à la Résistance elle-même mais aussi au mot Résistance, autrement dit à tout ce qui porte un nom et a fortiori une majuscule (même la Croix-Rouge y passe !...). Le règlement de comptes d’après-guerre entre factions de la Résistance et egos surdimensionnés ne semble d’ailleurs jamais très loin, expliquant peut-être non seulement le rejet par les communistes à la sortie du livre mais aussi le silence général dans lequel il est plongé depuis (pas de réédition, très peu d’articles critiques ou de citations dans des ouvrages historiques, notamment sur la littérature de la Résistance). Quoiqu’il en soit, de nombreux passages justifient à eux seuls que l’on s’y intéresse et un chapitre sur la torture laisse littéralement sans voix de bout en bout tant il est criant de vérité, atteignant l'horreur absolue par le simple recours au verbe des nazis.

En refermant ce livre, une question en forme d’admiration me hantait : « Quel homme devait-être Jacques Panijel... ? » Wikipedia y répond en partie de façon factuelle : mort en 2010 seulement, Jacques Panijel était biologiste de profession, mais aussi cinéaste et militant politique auteur d'un film interdit pendant plus de 10 ans en France sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Un enragé, donc, au sens le plus beau et le plus fort du terme. Un homme discret, aussi, puisque pas la moindre photo de lui ne semble disponible sur Internet...

-----------------------------

P.-S. : Pour plus d'explications sur le silence (forcé...) du monde littéraire à propos de ce livre et cela depuis sa sortie, voir notamment le livre d'Anne Simonin, Les Editions de Minuit, 1942-1955 : Le devoir d'insoumission (IMEC Editions, 1994), pp. 264-275.

P.-S. n°2 : En poursuivant mes recherches suite à la lecture du livre d'Anne Simonin, j'ai découvert cette lettre de Jacques Panijel (parue dans le magazine Lire n°232 de février 1995, page 123) qui l'avait donc lu lui aussi avec beaucoup d'intérêt :
« En 1948, les Editions de Minuit publiaient mon roman : La rage. Ce titre disait bien mon ''sujet'', la fureur vécue pendant quatre ans et dont ne rend guère compte le terme banalisé de ''Résistance''.
Pourtant je m’étonnais : le livre était publié, mais la diffusion en restait nulle. Critiques et lecteurs de l’époque étaient, paraît-il, las « de toutes ces histoires » et boudaient. Bref, j’étais seul dans mon genre, et de ce genre, on ne voulait plus. Et puis ces Editions de Minuit allaient mal, très mal, m’expliquait-on… Quelques années plus tard, financièrement redressées, les Editions de Minuit seconde manière mettaient La rage au pilon. J’étais blessé. […] Pourtant, la « vraie vérité » m’avait échappé. Le récent ouvrage d’Anne Simonin (Les Editions de Minuit, 1942-1955) en rend compte : ce qui m’avait semblé simple et personnelle mésaventure est pur scandale. Pour des raisons inverses de celles qui ont « épuré » des écrivains pour faits de collaboration et de trahison, j’étais devenu un écrivain « épuré » pour cause de « Résistance » et d’action. En un temps où la « mémoire » impose enfin sa nécessité, La rage réclame le droit à cette « mémoire ». Il me paraît donc grave que ce livre soit frappé d’interdiction par le biais d’une amnésie concertée. »
Tout est dit mais, décidément, il nous faudra vraiment parler dans ce blog de l’indispensable La Mémoire courte de Jean Cassou publié aux mêmes Editions de Minuit en 1954…

vendredi 18 novembre 2011

Nous avons les mains rouges, Jean Meckert (Gallimard, 1947)



J'ai lu ce livre il y a quelques années déjà mais il méritait à mes yeux d’être mentionné dans ce blog pour en avoir été l’un des déclencheurs et des modèles (à égalité avec La Mémoire courte de Jean Cassou). C'est en effet avec lui que j'ai compris une fois pour toutes que les auteurs dominants, non seulement n'avaient pas tout dit, mais cachaient une bonne partie de ce qu'il y avait à dire et, par conséquent, étaient peut-être secondaires, ou en tout cas le deviendraient de plus en plus au niveau de mes lectures.

Grâce à ce livre, j'ai aussi compris qu'il fallait se méfier des rééditions d'ouvrages oubliés parce qu'elles cachent parfois d'autres titres du même auteur, tout aussi réjouissants mais peut-être moins fréquentables... En plus de lire les livres délaissés par la majorité, il me fallait donc apprendre à lire entre les lignes des bibliographies d'auteurs et des catalogues d'éditeurs !

Et puis il y a quelque temps, (comme) par hasard, je suis tombé sur La mort n'oublie personne de Didier Daeninckx (Gallimard, 1989), magnifique hommage à Nous avons les mains rouges et à Jean Meckert, également connu sous le nom (de plume) de Jean Amila, homme dont l'intégrité physique fut tragiquement amputée par des inconnus ne supportant pas son exigence de vérité qui en fit à la fois un homme de paroles et d’action.