mardi 18 octobre 2011

Fausse route, Pierre Mérindol (Minuit, 1950)


Voilà un livre étonnant, le seul roman qu'ait jamais écrit Pierre Mérindol, par ailleurs auteur de nombreux ouvrages sur la ville de Lyon. Je l'ai connu par le biais d'Olivier Bailly, auteur d'un superbe blog sur Robert Giraud à qui il a également consacré un magnifique livre-portrait (plutôt que biographie), Monsieur Bob, dans la gouleyante collection Ecrivins dirigée chez Stock par Philippe Claudel (l'auteur du magistral Le Rapport de Brodeck). 

Fausse route paraît aux éditions de Minuit en 1950, autrement dit à une époque où cette maison n'est plus un organe de résistance et pas encore le porte-voix du nouveau roman, et il semble incarner à lui seul cette phase de transition tant son sujet et son style sont inclassables au point d'en devenir étranges, troubles même, à la manière des phares des camions qui ne cessent de balayer ses pages.   

Direct, brutal : un roman noir d'une violence implacable à l'écriture simple et moderne, mais jamais littéraire. Sans le moindre effet. Au ton lucide et tragique qui, petit à petit, laisse monter une tension terrible, bien plus profonde qu'un suspense car son ressort dramatique n'est pas aussi ostentatoire. A l'image de la scène de roulette russe plantée en plein cœur du texte, symbole parfait de l'ambiance du livre et de son implacable nihilisme en guise de "sagesse".

Fausse route dépeint donc l'histoire d'un homme qui devient hors-la-loi métaphysique suite à un crime à la fois passionnel et de sang-froid, le tout dans une atmosphère crépusculaire où l'accident devient une métaphore de l'existence : le moteur ne tourne plus rond, les roues sont prêtes à déjanter, les freins vont lâcher, la route est trop longue et, surtout, ne mène nulle part, même pas assez loin pour se fuir soi-même... Pierre Mérindol parle ainsi de "gueule de bois morale" et le terme reflète à merveille l'état d'ivresse amère des hommes et de la femme (fatale, létale même) qui composent ce récit et dont le seul point de chute est un bistrot aux odeurs d'anis froid et de cigarettes en train de se consumer. 

Décidément, un grand nombre de roman(cier)s populaires de l'après-guerre tombés dans l'oubli après leur parution - parce que désespérément pessimistes en une période où la joie était officiellement de rigueur - méritent qu'on leur prête une attention toute particulière loin des gloires germanopratines de l'époque...


Pierre Mérindol par Robert Doisneau

P.-S. : Pour ceux que Pierre Mérindol intéresse, vous pouvez voir son visage « lyonnais » de la fin des années 80 (méconnaissable par rapport à la photo de Doisneau reprise au blog d'Olivier Bailly) sur une vidéo de l’INA (http://www.ina.fr/media/presse/video/LYC9503130921/pierre-merindol.fr.html).
Le copain de Giraud arpenteur du Paris populaire de l’après-guerre a apparemment laissé la place à un journaliste reconnu membre de la bourgeoisie lyonnaise (comme tend à l’indiquer la notice très détaillée de l’INA).
Et quelle surprise de découvrir qu’il s’agit du même homme que celui interviewé par Bertrand Tavernier dans son magnifique documentaire « Lyon, le regard intérieur » paru en 1988.
Quelqu’un en sait-il plus sur cet homme mystérieux
apparemment toujours en vie ?

Addendum : Pierre Mérindol (de son vrai nom Gaston Didier) est décédé suite à une crise cardiaque le 8 août 2013 à Villeurbanne (Rhône).  

samedi 15 octobre 2011

La Mêlée, Serge Simon (Prolongations, 2008)


En cette période de grand messe du rugby mondialisé et professionnalisé, autrement dit rabattu dans le giron de la loi (de la jungle) du marché, je repense à un livre découvert par hasard (souvent ceux qui laissent les traces les plus mystérieuses...) dans une maison de la presse de banlieue, endroit a priori peu enclin à fournir ce genre de petite merveille passée apparemment inaperçue, dans ce cas du milieu littéraire comme rugbystique.

La Mêlée est un long poème en prose d'un ancien joueur de haut niveau (champion de France et sélectionné en équipe de France) - par ailleurs médecin de formation - qui livre ici un véritable tour de force sans équivalent à ma connaissance : il tente en effet de donner à voir son sport de l'intérieur, depuis le cœur même de l'action, à la façon d'une caméra subjective et embarquée. Pour cela, il use d'une langue physique et sensuelle et choisit comme sujet le symbole peut-être le plus fort du rugby, car le geste qui lui est fondamentalement propre et absent de tout autre jeu. 

Serge Simon peint donc les corps qui entrent en mêlée - corps entremêlés - comme un prêtre entre en religion, comme le jour pénètre la nuit. Grâce à lui, le profane a ainsi enfin accès à ce lieu secret où un combat se déroule quelque part entre la beauté de la force et la cruauté de la violence. On ressent alors comment pensent, respirent, transpirent ces hommes - les avants et a fortiori les piliers - qui, comme le dit le proverbe rugbystique, "osent mettre la tête là où les autres n'oseraient même pas mettre les pieds" pour que les arrières puissent, eux, briller aux yeux du (grand) public... 

Au final, ce court texte décomposé chronologiquement selon les quatre temps forts de cet acte rituel (la liaison, l'impact, avant l'introduction, l'introduction et la poussée) nous fait comprendre par l'exemple ce que tous les calendriers de joueurs privés de maillot ne permettront jamais d'entrevoir : le corps et l'esprit composent l'être humain. 

Aux dernières nouvelles, Serge Simon vient encore de frapper en publiant cette fois-ci un roman, Ca, c'était quelqu'un, chez le même éditeur et encore sur le rugby. Affaire à suivre donc...

lundi 3 octobre 2011

Petit manuel individualiste, Han Ryner (Allia, 2010)



Un de ces ouvrages méconnus et pourtant essentiels d'auteur oublié parce que dangereux. La particularité de celui-ci est de faire le lien entre de multiples périodes et approches qui semblent hétérogènes à première vue et à tort : antiquité, stoïcisme, 1900, gauche critique, philosophie (au sens fort du terme), anarchisme, sagesse... Passionnant à tous points de vue.

Han Ryner par Gabriel Belot.

samedi 1 octobre 2011

L'invention de l'écriture, Philippe Bordas (Fayard, 2010)


Nous avions laissé Philippe Bordas au moment de son formidable Forcenés et le retrouvons ici avec un nouveau livre tout aussi original portant sur un génial inconnu, Frédéric Bruly Bouabré, inventeur d'une langue et d'une écriture. Rien de moins...
 
Philippe Bordas poursuit avec cet essai sa quête d'une langue réellement vivante, essayant de trouver une autre manière d'écrire la langue française, de la faire parler, de la faire sienne, confirmant ainsi ce que Proust avançait dans son Contre Sainte-Beuve : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ».

Pour cela, il s'attaque à plus intrépide encore que lui, à un écrivain qui - au sens littéral du terme - a inventé une langue et son écriture. L'ivoirien Frédéric Bruly Bouabré, est ainsi l'incarnation même de ce que la machine à broyer de l'humain que fut la colonisation n'a pas tout à fait réussi son projet/ La preuve aussi qu'il existe une autre voix/voie pour les écrivains/Africains que celle du "bon nègre" ou du "normalien normalisé" façon Léopold Sédar Senghor.


Cette fois encore, le long poème en prose de Philippe Bordas est un immense chant pour que l'oeuvre de cet homme ne reste pas lettre morte, près de 50 ans après sa première "divulgation" auprès du public français par Théodore Monod. Mieux qu'un exercice d'admiration, une véritable déclaration accompagnée de quelques splendides photos (voir ci-dessus) dont Philippe Bordas a également le secret puisqu'il est aussi - et non par ailleurs... - un photographe reconnu, auteur d'un magnifique recueil d'images, L'Afrique à poings nus (Seuil, 2004).

Frédéric Bruly Bouabré, tel un Dieu, a inventé une langue et Philippe Bordas est son prophète.