mardi 27 septembre 2011

Traité du funambulisme, Philippe Petit (Actes Sud, 1997)

Philippe Petit est le plus grand poète vivant que je connaisse car celui qui, plus que tout autre, a réuni et réconcilié le corps, la pensée et le verbe. 


Ses traversées du vide sont célèbres, ses écrits le sont moins. Pourtant, ce Traité du funambulisme prouve qu'il est aussi un merveilleux écrivain et que son style est bel et bien le même sur le papier et sur le fil : aérien, libre, miraculeux... 

 

"Like a man on a wire 1 (Hommage à Philippe Petit)" : Dessin de Gipé constitué d'un seul trait ininterrompu (http://gipe.over-blog.com/)

samedi 24 septembre 2011

Un coco de génie, Louis Dumur (Tristram, 2010)


A première vue, je tenais là un livre qui avait tout pour me plaire : un texte oublié d'un auteur fin-de-siècle figurant dans Le Livre des masques de Rémy de Gourmont (autrement dit l'un des bienheureux portraiturés par le merveilleux Félix Vallotton) dont la résurrection était assurée par le plus que perspicace et tenace Jean-Jacques Lefrère, médecin doublé d'un amateur éclairé de littérature du 19e siècle à qui l'on doit notamment quelques trouvailles géniales (dont la découverte des origines bien concrètes - et non imaginaires, désolé André Breton - de la célèbre image de "la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie" présente dans les Chants de Maldoror).


Sa lecture fut pourtant une déception, en tout cas jusqu'aux trois quarts, moment où la révélation (sur laquelle je ne m'attarderai pas) qui se veut le climax du livre arrive enfin. Car jusque-là, on est bien trop à mon goût dans l'un des lieux communs de la littérature française des années 1850(?)-1930 : la visite estivale d'un cousin parisien à sa famille demeurée (sic) en province, prétexte à la description d'un décalage entre personnes cultivées de la capitale et gentils ruraux bons mangeurs mais souvent bas du front. Heureusement, une part de mystère s'insère vite dans cette villégiature qui s'annonçait sans histoire, grain de sable qui est la substance même du livre et le moteur d'une enquête menée par le narrateur, évidemment le personnage venu de Paris, c'est-à-dire le seul possédant le recul et la culture nécessaires pour comprendre quelque chose (et le démêler) à tout ce qui se passe d'étrange (aux yeux des autres). 

C'est bien simple, à un moment, je me suis cru en train de (re)lire le roman de Jean Martet intitulé Les Cousins de Vaison (publié en 1932) dont le dernier éditeur fait le résumé suivant : "Dans les années trente, à Paris, un jeune homme d'origine provençale, préparant sa thèse de doctorat en droit, découvre par le hasard d'une lecture l'existence d'une secte étrange dite des Implorants de Vaison. Intrigué, il profite d'un congé, descend chez un oncle qui habite Carpentras, et là, tombe sur la photographie d'une mystérieuse Dea Dia dont la beauté le bouleverse, mais dont personne ne consent à lui parler..."


Mais revenons-en à Un coco de génie : il mérite malgré tout d'être lu jusqu'à la fin et même (surtout) jusqu'à la postface de Jean-Jacques Lefrère qui permet d'en apprendre un peu plus sur cet auteur aujourd'hui connu des seuls spécialistes de l'époque. Son portrait de Louis Dumur a en effet l'intérêt de reposer une nouvelle fois cette question qui nous intéresse tant par ailleurs (voir notre billet sur Avec le feu de Victor Barrucand) : comment ont fini les écrivains des années 1890-1900 ? Car il existe bien deux types d'auteurs fin-de-siècle : ceux qui sont morts avec le siècle justement et ceux qui sont devenus des hommes du 20e siècle, non sans difficulté semble-t-il quand on en juge aux parcours de beaucoup, celui de Dumur constituant à ce titre une sorte de cas d'école. Libre penseur pacifiste et dreyfusard avant 1900, et surtout avant le grand tournant de la 1e guerre mondiale, il devint un pathétique réactionnaire belliqueux (anti-allemand) jusqu'à sa mort en 1932.

Une dernière chose : ce livre a également pour mérite (certes secondaire) de maintenir en vie par son seul titre le sympathique terme de "coco", une expression aujourd'hui porteuse d'une terrible nostalgie tant elle évoque le parler de nos grands-parents, un peu comme nos oreilles entendent une autre expression présente dans un autre titre, La Vie de Patachon de Pierre de Régnier, petit chef-d’œuvre fin-de-siècle à sa manière (car publié en 1930), dans le ton en tout cas, tant il évoque bien un (petit) monde (parisien) finissant à la veille de 2e guerre mondiale. Belle Époque, Années Folles : même(s) combat(s), même(s) défaite(s) ?


PS : Pour l'anecdote (magnifique prétexte pour glisser un "masque" de plus dans ce billet), Pierre de Régnier était officiellement le fils d'Henri de Régnier (mais d'après Jean-Paul Goujon génétiquement celui de Pierre Louÿs), lui aussi croqué par Félix Vallotton. 

mardi 20 septembre 2011

Forcenés, Philippe Bordas (Fayard, 2008)


Philippe Bordas est un immense poète lyrique en prose, un écrivain - bel et bien vivant - aussi essentiel qu'insuffisamment connu. Il faut dire qu'on n'a pas idée d'écrire aujourd'hui en français de manière aussi éloignée des petits codes de la Grande littérature contemporaine...
Dans ce livre-ci (parfaitement in-résumable) où son écriture porte sur sa passion du vélo et des hommes qui ont écrit son histoire (cyclistes ou non, célèbres ou non - dont Pierre Chany qui fut un peu les quatre à la fois), Philippe Bordas apporte sa magnifique contribution aux noces déjà centenaires de la plume et du pédalier. Il s'inscrit en effet dans une histoire et, dans le même temps, lui met un point final, démontrant de façon saisissante que le cyclisme - au sens noble, c'est-à-dire populaire - du terme est mort il y a déjà plus de 20 ans. (Malheureusement, son cadavre ne repose pas en paix : des charognards s'acharnent à vouloir le faire avancer...)
Philippe Bordas est le genre d'auteur-coureur qui attaque dès la ligne de départ franchie et ne s'avoue vaincu que mort : il faut dire qu'il n'a peur de rien et surtout pas des autres, utilisant un gigantesque braquet sur plus de 200 pages. Son secret ? Un souffle "hénaurme" et un rapport poids / puissance exceptionnel : la finesse de son style n'a d'égal que sa force. Au point qu'il emmène tout sur son passage, y compris son lecteur.

C'est bien simple (enfin presque...) : Philippe Bordas réinvente la langue française en se réinventant à travers elle, lui l'ancien chroniqueur cycliste à L'Equipe mais aussi le photographe (auteur de magnifiques photos sur l'Afrique), preuve vivante s'il en fallait une que Jules Janin avait raison en déclarant : "Le journalisme mène à tout, à condition d'en sortir." 

Philippe Bordas doit s'en balancer : à l'heure qu'il est, il est déjà loin... Devant !

lundi 19 septembre 2011

Une longue échappée, Pierre Chany (La Table ronde, 1971)

 
Au commencement était Philippe Bordas et son sublime Forcenés dans lequel il consacre un chapitre éblouissant (« Le cœur fait défaut ») à Pierre Chany qu’il connut au journal L’Equipe, quelques années seulement avant que cet auteur d’innombrables ouvrages (de référence) sur le cyclisme ne prenne sa retraite.  
Une longue échappée est le seul roman que Pierre Chany ait jamais écrit, et un ouvrage épuisé, presque introuvable, car à peu près totalement oublié aujourd’hui, ce qui n’est qu'injustice et gâchis…
Ce livre est en effet tout simplement grandiose, tendu du début à la fin autour de l’énigme de son titre résolue à la dernière page : mieux, à l’ultime phrase, et ce dans une maîtrise totale. Avant cela, l’histoire est passionnante, à la fois simple et complexe, construite sur des thèmes aussi profonds que multiples : la solitude, le désespoir, la liberté, la société, la nature humaine. Rien que ça et bien d’autres encore : le chaos des hommes et du monde, le suicide, l’euthanasie, la justice, le mensonge, le silence. On est loin pourtant du roman à idées car Pierre Chany incarne ces questions dans deux personnages principaux à la fois différents et complémentaires, deux amis-ennemis que l’on suit depuis la Résistance jusqu’à l’après-guerre. Celui qui croyait à la société, celui qui n’y croyait pas…
Du point de vue (de l’histoire) littéraire, Une longue échappée n’est pas un ovni mais bien une pierre précieuse oubliée par erreur au fond d’un tiroir : à la fois la suite du Voleur (1897) de Georges Darien (la question du vol y est reposée aussi brillamment quelques soixante-dix années plus tard) et le chaînon manquant entre un Singe en hiver (1959) d’Antoine Blondin (grand ami de Chany) et La Nuit, le jour et toutes les autres nuits (1978) de Michel Audiard pour le ton aussi lucide que crépusculaire.

Alors, à quand une réédition (en poche) ? Et, s’il vous plaît, accompagnée d’une postface de Philippe Bordas et de l’entretien qu’il fit de Chany, toujours inédit à ce jour…

mardi 13 septembre 2011

Adolfo Kaminsky, Une vie de faussaire, Sarah Kaminsky (Calmann-Lévy, 2009)


Mon père ce héros... Qui peut prononcer une telle phrase sans passer pour un affabulateur ?
C'est le cas de Sarah Kaminsky dont le père, Adolfo, est tout simplement un être exceptionnel... D'humanité, d'humilité et de courage. La biographie qu'elle lui consacre éclaire un peu le parcours de cet homme qui préférait l'ombre, par nature peut-être et aussi parce que ses activités l'y obligeaient. Un combattant acharné contre l'injustice dont le travail fabuleusement manuel au service des autres était une forme d'éthique, de sagesse, de philosophie.
Adolfo Kaminsky voyait juste : il ne se trompait pas de cause et savait s'arrêter à temps. 
Un être exceptionnel d'intégrité, d'intelligence et d'abnégation... Qui, par chance, est encore vivant.

Pour poursuivre la lecture ou plutôt écouter une synthèse du livre, visionnez la conférence qu'a tenue Sarah Kaminsky lors des rencontres TED (http://ted.tv.magnify.net/video/TEDxParis-Sarah-Kaminsky-013010).
Ne manquez surtout pas la fin...

vendredi 2 septembre 2011

Avec le feu, Victor Barrucand (Phébus, 2010)


J'ai connu ce livre grâce au formidable blog d'Eric Dussert. Je l'en remercie très très vivement car j'étais complètement passé à côté alors qu'il s'agit d'un de ses ouvrages comme je les aime tant : aussi indéniablement sublimes qu'incompréhensiblement oubliés. Publié en 1900, il ne sera en effet sorti du placard - par Eric Dussert justement qui en rédige la préface - qu'en 2005. Incroyable mais tristement vrai...

Pourtant, pas une seconde, ce texte ne déçoit (pas plus qu'il n'a vieilli) : du début à la fin, son style est sublime, son histoire prenante, ses personnages convaincants alors qu'il s'agit d'un roman à clés comme nous l'apprend la préface.
Avec le feu enterre le 19e siècle en même temps qu'il ouvre le 20e quand rares sont les textes capables d'enjamber ainsi deux époques. Dans le récit, ce basculement se traduit par le départ du héros, Robert, quittant Paris pour la Côte d'Azur, changement absolu auquel il ne résistera pas quand Barrucand lui-même y tira l'énergie nouvelle lui permettant de continuer à aller encore plus avant (Algérie) malgré les forces qui le tirent en arrière à la capitale (Des Esseintes, lui, n'avait pas réussi à quitter Paris pour Londres et depuis, l'air vicié de son intérieur contaminait la littérature française fin-de-siècle...). Révolution intérieure qui intervient sur les cendres encore chaudes d'une révolution politique impossible et peut-être même peu souhaitable tant elle semble immanquablement lier - comme le montre parfaitement la majeure partie du roman - à une surenchère de la violence entre idéalistes assoiffés de vengeance et gouvernants abusant de leurs pouvoirs.
Quoiqu'il en soit, si le personnage principal ne va pas au bout de son idée initiale, l'important est que le texte lui-même ne recule devant rien et, surtout, que son auteur a fait lui le bon choix quand tant d'autres à la même époque (on pense notamment à Georges Darien, auteur du fabuleux Le Voleur) se sont trompés de chemin pour sombrer au choix - l'un n'excluant pas l'autre - dans l'antisémitisme ou le patriotisme belliqueux. Barrucand, lui, ira défendre les droits des Algériens sur place, bien avant que l'on ne commence à parler d'indépendance.
Portrait de Victor Barrucand par Félix Vallotton (paru dans La Revue blanche en 1900).

PS :
Pour l’anecdote : « J.K. Huysmans, sous-chef de bureau au Ministère de l’Intérieur, avait alors dans ses attributions la surveillance des anarchistes, et Villiers [de l’Isle-Adam] l’a mis à contribution pour des renseignements sur les explosifs », notamment pour la rédaction de sa nouvelle L’Etna chez soi (1887) comme nous l’apprennent Alan Raitt et Pierre-Georges Castex.